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La crise gambienne: comprendre les enjeux et ce qui est en jeux

Nous sommes au 29 juillet 1981. Il y a une tentative de coup d’État à Banjul alors que le président Jawara était en visite à Londres. Celui-ci demande l’aide militaire du Sénégal qui déploie 400 hommes de troupe le 31 juillet. Le 6 août, quelque 2 700 soldats sénégalais furent déployés et vainquirent les forces rebelles. 09 décembre 2016, soit près de 36 ans plus tard, le président Jammeh vient de remettre en cause les résultats de l’élection présidentielle du 01 décembre qui avaient proclamé le candidat Barrow vainqueur. Ce dernier se tourne vers Dakar et la CEDEAO!

Dans son ouvrage de référence, ‘’Manuel de géopolitique’’, Patrice Gourdin énonce cette hypothèse majeure selon laquelle l’analyse géopolitique part du territoire, puis s’intéresse aux hommes qui s’y trouvent, cerne ensuite leurs motivations et, enfin, repère les agents extérieurs. Ces 4 piliers seraient fondamentaux pour comprendre les enjeux mais aussi et surtout ce qui est en jeu dans un conflit.

Dans les lignes qui suivent, nous essaierons de comprendre les enjeux normatifs de la crise gambienne mais également d’étudier les spécificités des acteurs, de cerner les idéaux ( ?) qui amènent ces derniers dans le jeu sanglant de l’affrontement, tout en essayant d’identifier les motivations des acteurs extérieurs qui pilotent la stratégie de la confrontation militaire.

LES ENJEUX DE L’ENGAGEMENT DE LA CEDEAO

Pourquoi la Gambie devrait-elle donner lieu à un affrontement militaire opposant les troupes de la CEDEAO aux derniers fidèles du président Yayah Jammeh ?

Caractéristiques de l’espace visé. Aucune confrontation militaire n’est possible sans une étude minutieuse des caractéristiques du territoire visé, le théâtre des opérations. Et le Sénégal connait parfaitement la Gambie dont la superficie est de 11 300 km2 pour une population de 1,96 million d’habitants. Enclavée dans le Sénégal au nord, au sud et à l’est, la Gambie est bordée à l’ouest par l’océan Atlantique. Banjul est la capitale et les plus grandes villes sont Serekunda et Brikama.

Depuis son indépendance en 1965, la Gambie a eu trois dirigeants : le président Dawda Jawara, qui a gouverné le pays de 1970 à 1994 avant que Yahya Jammeh prenne le pouvoir lors d’un coup d’État. Le 1er décembre 2016, Adama Barrow en devient président élu. Il vient de se faire investir ce mercredi 19 janvier 2017 à l’ambassade de la Gambie au Sénégal. La Gambie est un pays quasiment enclavé dans le Sénégal avec lequel elle partage 740 km de frontière. Son littoral donnant sur l’océan Atlantique s’étend sur 80 km.

Caractéristique notable : le relief du pays est plat et ne s’élève jamais au-delà de 55 mètres au-dessus du niveau de la mer; terrain propice, s’il y a, aux opérations militaires. Bien plus, de décembre à mai, le climat gambien est marqué par et une saison plus fraîche avec moins de précipitations. La période est donc favorable aux troupes de la CEDEAO.

Au commencement était l’élection présidentielle de décembre 2016. Selon la Commission électorale indépendante, Barrow a gagné l’élection avec 45,6 % des voix, devant Jammeh, à 36,7 %, et Mama Kandeh, à 17,6 %. Jammeh évoquera une erreur de comptabilisation reconnue par la Commission électorale indépendante (IEC – Independent Electoral Commission) qui va accorder la victoire à Barrow, mais avec moins de voix d’avance qu’annoncé initialement.

Dans une déclaration télévisée, le président gambien sortant, a annoncé vendredi 9 décembre qu’il ne reconnaissait plus les résultats de l’élection présidentielle du 1er décembre. Jammeh va réitérer, tout le temps, son rejet des résultats de l’élection et dit attendre la décision de la Cour suprême après le dépôt de son recours. Il a aussi demandé à ce qu’une nouvelle élection soit organisée pour permettre aux Gambiens de choisir librement leur futur président.

Pour Jammeh, dans la mesure où il ne peut se permettre de tricher, il n’acceptera jamais que quelqu’un d’autre vienne le faire. Le président Jammeh va signer les décrets de nomination des 6 juges, dont 5 Nigérians, Habeeb Abiru, Abubacar Datti Yahya, Abubacar Tijani, Obande Festus, Obande Angim et un Sierra Léonais, Nicholas Colin Brown dans le but de statuer son recours en annulation des résultats de la dernière présidentielle. Le Samedi 31 décembre 2016, le juge Habeeb Abiru, nommé pour vider le contentieux électoral en Gambie, décline l’offre de nomination à la Cour suprême de Gambie du président sortant. Sa décision est motivée par le refus de participer à ce qui semble être une tentative de confiscation du pouvoir par Jammeh.

Une longue tradition de violation des droits humains. Dans un article paru dans LE MONDE Le 08.07.2015, Signé Par Abdourahman Waberi, on lit : « (…) tout le crédit en revient à sa mère. Comment ? C’est elle qui a prié, après la visite insistante d’un délégué, son fils de servir le peuple de Gambie et Dieu. Comme le brave garçon aime beaucoup sa mère, il n’a pas voulu l’offenser. C’est donc pour l’amour d’une mère que Jammeh reste à la barre. » La Gambie a créé la stupéfaction en enjoignant vendredi 5 juin 2015 la représentante de l’Union européenne (UE), Agnès Guillaud, à quitter le pays, sans fournir aucune explication sur cette décision.

En 2012, Jammeh avait suscité un tollé international en affirmant, le 19 août, que tous les condamnés seraient exécutés avant la mi-septembre. Il en fera fusiller neuf une semaine plus tard. Il s’était aussi énervé lorsque, en décembre 2012, l’Union européenne avait exhorté la Gambie à abolir la peine de mort, rouvrir des médias fermés généralement pour avoir critiqué le pouvoir et d’autoriser des diplomates étrangers à accéder aux prisons du pays. Jammeh avait estimé que ces recommandations de l’UE étaient « une insulte », et que son pays, « en tant qu’Etat souverain, (…) ne modifiera pas ses lois parce que l’UE veut que cela soit fait ». Il est difficile de dénombrer les opposants et journalistes morts torturés.

Evidemment, si la communauté internationale peut se montrer docile avec certains tripatouilleurs des résultats des élections, elle ne peut le faire avec Jammeh qui l’a mille et une fois défiée tout en ancrant sa gouvernance dans la violation des droits humains.

CE QUI EST EN JEU DANS CETTE CRISE

Déclassement de Paris. Quatorze résidences d’ambassadeurs français, en Jamaïque ou au Népal par exemple, devront quitter leur résidence, mise en vente par l’Etat français, ou verront leur ambassade tout simplement rayée de la carte. Nous sommes en août 2013. Dans une lettre datée du 15 avril 2013 adressée au président François Hollande, le chef de la diplomatie française avait décrit la logique de cette évolution qui répond, aux objectifs de « réduction du train de vie de l’Etat dans le respect de l’exigence de modernisation de l’action publique ».

Au nom de ce principe d’économie, « des antennes diplomatiques dans les pays où nos intérêts sont inexistants seront fermées ». Sont concernées : Lilongwé (Malawi), Banjul (Gambie), Freetown (Sierra Leone) et Sao Tomé (Sao Tomé-et-Principe). Banjul connait un déclassement stratégique de la part de Paris. Faudra-t-il mettre ce basculement parisien au compte des frasques de Jammeh ? Faudra-t-il comprendre que Banjul ne représente vraiment RIEN sur la planète des stratégies de puissance ?

L’homme fort de Banjul fera tout pour occuper une modeste place sur l’agenda des grandes puissances. Toujours en 2013, la Gambie va rompre avec Taiwan. Elle ne sera reconnue par la Chine qu’en mars 2016. Les relations diplomatiques entre la Chine et la Gambie étaient suspendues depuis 1995, lorsque ce pays d’Afrique de l’Ouest avait choisi de reconnaître Taïwan aux dépens de la République populaire.

Retrait du Commonwealth. Le gouvernement Gambien a annoncé mercredi 2 octobre 2013 au soir le retrait de ce pays du Commonwealth, organisation anglophone, avec effet immédiat, la taxant d’organisation néocoloniale. Les critiques de cette organisation concernant les graves violations des droits humains étaient devenues insupportables. Lisons : « « Le gouvernement se retire du Commonwealth en tant que membre et décide que la Gambie ne sera jamais membre d’une institution néo-coloniale, et ne fera jamais partie d’une institution qui représente un prolongement du colonialisme », affirme-t-il dans ce communiqué, précisant que la décision est prise « avec effet immédiat ». Est-ce la raison principale qui motive Accra et Lagos dans leur engagement ?

La question des homosexuels. Il a régulièrement affirmé qu’il ne cèderait pas aux pressions extérieures de la communauté internationale. Il a régulièrement dénoncé des pays occidentaux qui, selon lui, conditionnent leur aide à la Gambie aux droits des homosexuels. Sur cette question, l’on se souvient des échanges entre les présidents Macky Sall et Barack Obama. La position ferme du Sénégal n’a pas entrainé la suspension des aides internationales pour autant. On pourrait donc retenir que la question homosexuelle n’a pas encore atteint un point de non retour dans les relations économiques internationales.

Que gagne Dakar ? Le projet du pont de Farafenni. La Gambie, qui accueille 800 mille ressortissants Sénégalais, se présente comme le passage obligé pour les Sénégalais qui se rendent en Casamance. Le 10 février 2016, le président Yahya Jammeh a pris un décret fixant le prix du passage d’un camion de marchandises en territoire gambien à 400 000 francs CFA (610 euros) au lieu de 4 000 francs CFA (environ 6 euros). La situation a contraint les camionneurs sénégalais à emprunter la voie de contournement de la Gambie.

Longue de plus de 750 km, cette voie passe par la région orientale de Tambacounda et débouche sur les régions de Kolda, puis Ziguinchor en Casamance. Les espoirs reposent désormais sur le projet du pont de Farafenni, plus haut en remontant le fleuve Gambie, dont la première pierre a été posée en février 2016. Grâce à une forte pression du Sénégal et de la communauté internationale, le président Jammeh a été contraint d’accepter la construction de cet édifice financé à hauteur de 50 milliards de francs CFA par la Banque africaine de développement (BAD), avec une participation de la Gambie et du Sénégal. La Gambie en conteste l’architecture estimant que cet édifice pose problème parce qu’il empêche la navigation sur le fleuve, selon la ministre gambienne des affaires étrangères, Neneh Macdouall Gaye.

Protéger ses troncs de bois. Dans un article paru dans LE MONDE Le 26.05.2016, signé par Laurence Caramel, on apprend que la Gambie sert de base arrière au trafic des troncs de bois de vène dans le département de Médina Yoro-Foula, aux confins de la Casamance orientale. Cette essence noble et protégée est devenue la nouvelle monnaie d’une économie souterraine qui, après avoir vidé l’Asie du Sud-Est de ses bois rouges les plus recherchés, gagne désormais l’Afrique de l’Ouest.

Et la Casamance en particulier, région du Sénégal dont la frontière avec la Gambie offre aux circuits mafieux un débouché plein de complaisance, sinon de complicité, est pillée. La Gambie, dont les forêts naturelles ont pourtant été décimées, expédie autant de bois que la Côte d’Ivoire vers la Chine, où l’industrie du meuble constitue l’unique raison de ce pillage organisé. En 2015, les industriels chinois ont acheté 58 000 m3 de bois en provenance de Gambie, pour un montant de 41 millions de dollars (36,7 millions d’euros), selon les statistiques des douanes chinoises.

Ce qui représenterait l’équivalent de 140 000 arbres. Sare Bodjo, village gambien situé à un kilomètre de la frontière sénégalaise, est l’un des centres névralgiques du trafic de bois de nève. Des images filmées par un drone au-dessus du village et rendues publiques jeudi 26 mai 2016 par Haidar El-Ali, ex-ministre de l’environnement sénégalais, témoignent de l’étendue du pillage.

Le siège de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. En 1989, Banjul avait été préférée à Dakar pour abriter le siège de la Commission. Une époque où l’on croyait à l’unification de la Gambie et du Sénégal. Banjul reste le siège africain des droits de l’homme et la capitale de la dictature gambienne. Dakar rêve-t-il d’accueillir ledit siège comme Tunis a abrité le siège de la BAD à la faveur de la crise ivoirienne ?

Le président Diouf ne cache pas son regret d’avoir permis à Banjul, en 1989, à son corps défendant, de devenir le siège de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. C’est en 1987 que l’Union africaine fait naître la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples pour en assurer la promotion et la protection sur le continent, puis garantir l’interprétation rigoureuse de la Charte africaine des droits de l’homme. Initialement, c’est Dakar qui avait été choisie pour devenir capitale africaine des droits de l’homme.

Mais, à coups d’arguments et de supplications, le président gambien de l’époque, Daouda Diawara (1970-1994), était parvenu à convaincre Abdou Diouf de retirer Dakar au profit de Banjul. La permutation était d’autant plus aisée à faire accepter au reste de l’Afrique que les deux pays travaillaient alors intensivement sur le projet de « Sénégambie » : fondre le Sénégal et la Gambie. En attendant que s’ouvre une ère nouvelle en Gambie, l’idée d’un transfert, même provisoire, du siège de la Commission fait son chemin, surtout parmi les organisations non gouvernementales des droits de l’homme.

Dakar qui a autorisé la construction d’une base militaire américaine sur son sol a très mal pris que Banjul accepte une base russe sur son territoire. Si on ajoute que Dakar a toujours soupçonné Banjul de soutenir les rebelles casamançais, l’engagement des soldats du pays de Senghor pourrait être mieux compris.

Recherches de financement. Depuis quelque temps déjà, l’Union européenne a suspendu ses relations avec Banjul en raison de son triste bilan en matière de droits de l’homme. Ancienne colonie britannique, la Gambie est aussi sortie du Commonwealth en 2013. Sans doute est-ce pour tenter de rompre cet isolement que le président Yahya Jammeh a décrété, en décembre 2015, à la surprise de tous, y compris des Gambiens et de leurs organisations musulmanes, la transformation de son pays en République islamique. Sans doute, essayait-il de trouver auprès des pays arabes l’aide financière que les pays occidentaux lui refusent dorénavant.

Crainte d’un Islam radical. « Le destin de la Gambie est dans les mains d’Allah le Tout-Puissant. A partir d’aujourd’hui, la Gambie est un Etat islamique. » Annonce à la mi-décembre 2015 le président Jammeh. Aussi décrète-t-il le port du voile obligatoire dans les administrations. Le regain de foi affiché par Jammeh a été interprété par certains comme un appel du pied aux riches monarchies du golfe Persique, moins sourcilleuses sur le respect des droits de l’homme en général. « Au moment où la communauté musulmane observe le mois saint de ramadan, le bureau de l’inspecteur général de la police informe la population que toutes les cérémonies et festivités impliquant des percussions, de la musique et de la danse sont interdits de jour comme de nuit », selon un communiqué publié par la police dès le début du ramadan. Est-ce la crainte d’un nouveau point d’ancrage pour l’islam radical en Afrique qui motive la CEDEAO?

La CPI. Le gouvernement du pays de Fatou Bensouda a annoncé, mardi 25 octobre 2016, son retrait de la Cour pénale internationale (CPI), accusant la juridiction de passer sous silence les « crimes de guerre » des pays occidentaux pour ne poursuivre que les pays africains.

Trafics de drogue ? Dans un article paru dans LE MONDE Le 16.12.2016, sous la plume de Amaury Hauchard, Jammeh est accusé de se livrer à divers trafics. L’on y apprend qu’en ‘’1999, Yahya Jammeh a acheté un Iliouchine au marchand d’armes Viktor Bout. L’avion, dont les vols sont un secret d’Etat, a changé de propriétaire, pas d’usage. Car c’est la nuit que se réveille l’Iliouchine, pour des vols mystérieux dans toute l’Afrique de l’Ouest. Des mouvements qui échappent aux radars et sont protégés par l’immunité diplomatique, mais qui valent au propriétaire de l’avion, Yahya Jammeh, qui dirige le pays d’une main de fer depuis vingt-deux ans, la réputation de faire circuler des marchandises illégales, notamment des armes et de la drogue.’’

La base militaire russe. L’armée gambienne compte environ 5000 hommes; soit l’équivalent du nombre de soldats US en Afrique. Elle est constituée de plusieurs bataillons d’infanterie, d’une garde nationale et d’une marine. Avant le coup d’État de 1994 perpétré par le capitaine Jammeh, l’armée gambienne recevait l’assistance technique ainsi qu’une assistance pour l’entraînement des USA, de la Chine, du Nigéria et de la Turquie. Avec le retrait de majorité de ces aides, l’armée a reçu une assistance renouvelée de la Turquie, du Pakistan. Est-ce la raison pour laquelle Banjul va demander à Moscou d’y établir une base militaire ?

A côté des questions des droits de l’homme, le Sénégal et le Nigeria jouent la carte de leurs influences dans cette crise. Au moment où les troupes de la CEDEAO font leur entrée sur le territoire gambien, il faut espérer que la quête du bien-être des populations gambiennes ne soit pas mise en berne au profit des intérêts particuliers…

Sylvain N’GUESSAN
Institut de Stratégies (IS)
prospectiveinfos@gmail.com

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